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Parmi les plus fascinants manuscrits enluminés du XVe siècle se trouvent les Grandes Heures de Rohan. Ce livre d’heures exceptionnel, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote Latin 9471, se distingue par son style unique. Les figures étirées de ses personnages, l’expressivité inhabituelle de ses scènes et son cycle original de miniatures marginales formant une véritable Bible moralisée en font un témoin unique de l’art gothique des années 1430.
Commandé probablement par Yolande d’Aragon, ce chef-d’œuvre porte aujourd’hui le nom d’une famille qui le posséda plus tard.
Mais comment ce manuscrit est-il parvenu jusqu’à nous ? Qui sont ces artistes qui lui ont donné cette expressivité si particulière ? Plongeons ensemble dans l’histoire de ces Grandes Heures qui continuent de fasciner les spécialistes par leur mystérieux mélange de spiritualité et d’innovation artistique.
Sommaire
ToggleUn manuscrit prestigieux au cœur des tensions médiévales
Une commande de la puissante maison d'Anjou
Les Grandes Heures de Rohan témoignent de l’importance de la maison d’Anjou dans le mécénat artistique du XVe siècle. Ce manuscrit enluminé, réalisé entre 1430 et 1435, est intimement lié à cette puissante famille. La commande de ce livre d’heures s’inscrit dans une tradition de patronage artistique déjà bien établie par les Anjou, comme en témoigne leur possession antérieure d’une Bible moralisée italienne qui servira de modèle aux miniaturistes.
Les recherches convergent pour attribuer la commande à Yolande d’Aragon (1384-1442), épouse de Louis II d’Anjou. Cette hypothèse s’appuie notamment sur les liens établis entre les Grandes Heures de Rohan et les Belles Heures des frères Limbourg, manuscrit que Yolande avait acquis en 1416 dans la succession du duc de Berry. La présence de prières rédigées au masculin suggère que l’ouvrage était destiné à l’un de ses fils, probablement René d’Anjou.
La réalisation de ce manuscrit s’inscrit dans une période de tensions politiques majeures. Le projet de mariage entre les maisons d’Anjou et de Rohan, qui sous-tend la commande du manuscrit, en témoigne. Les armoiries peintes dans l’ouvrage et la présence des bannières de Rohan au folio 26v attestent de cette alliance projetée entre Yolande d’Anjou et le vicomte Alain IX de Rohan, union qui ne se concrétisera finalement pas.
Entre Paris et Angers : un contexte de création troublé
La situation de Paris pendant la guerre de Cent Ans contraint de nombreux artistes à quitter la capitale. Le Maître de Rohan, principal artiste du manuscrit, s’établit probablement à Angers, devenue un refuge pour les artistes. Ce déplacement influence l’œuvre : la composition du manuscrit permet aux différents artistes de travailler sur des cahiers séparés, suggérant une production répartie entre plusieurs ateliers. Cette organisation particulière explique aussi les différences stylistiques observées entre les miniatures.
Cette organisation du travail, inhabituelle pour l’époque, reflète les adaptations nécessaires face aux bouleversements politiques et sociaux du temps, tout en permettant la création d’une œuvre d’une extraordinaire originalité.
Une œuvre d'exception aux multiples facettes
Les Grandes Heures de Rohan se présentent comme un manuscrit remarquable par ses caractéristiques matérielles :
- 239 folios
- Dimensions : 29 × 20 cm
- Support : parchemin de qualité
- Organisation : 31 cahiers de huit feuillets
Sa réalisation a été confiée à deux scribes aux compétences distinctes. Le premier se distingue par une écriture gothique élégante et régulière, dominant le corps principal du manuscrit. Le second, moins expérimenté, est intervenu sur huit cahiers au début et à la fin, principalement sur les feuillets externes.
Un patrimoine fragilisé par le temps
Si le manuscrit nous est parvenu dans un état globalement satisfaisant, quatre miniatures en pleine page ont été perdues au fil des siècles :
- La Nativité
- L’Adoration des mages
- La pénitence du roi David (ouverture des psaumes pénitentiels)
- La première page des Mystères joyeux des litanies de la Vierge
L'architecture d'un livre de dévotion
Suivant la liturgie parisienne, le manuscrit s’organise selon une structure traditionnelle :
- Calendrier
- Extraits des Évangiles (Jean, Luc, Matthieu, Marc)
- Extrait de la Passion selon saint Jean
- Office de la Vierge
- Sept psaumes pénitentiels
- Litanies diverses
- Petites heures de la Croix et du Saint-Esprit
- Méditation sur les mystères douloureux de la Vierge
- Office des morts avec Stabat Mater
Une orchestration visuelle exceptionnelle
Le décor du manuscrit se déploie sur trois niveaux d’une richesse exceptionnelle. Les 11 miniatures en pleine page subsistantes témoignent d’une maîtrise artistique remarquable, complétées par 54 miniatures en demi-page dont le format vertical s’adapte parfaitement aux colonnes de texte.
La véritable originalité réside dans les 227 petites miniatures marginales qui constituent une Bible moralisée complète. Cette particularité exceptionnelle se caractérise par :
- Des scènes de l’Ancien Testament finement exécutées
- Des textes explicatifs en français ancien
- Une disposition systématique dans les marges
- Un dialogue constant avec le texte principal
Les innovations iconographiques du manuscrit se manifestent particulièrement dans le traitement expressif des figures, caractéristique du style du Maître de Rohan. Rompant avec les conventions de son époque, l’artiste privilégie l’expression du sentiment religieux sur la recherche de réalisme spatial ou de perspective. Ses personnages aux formes étirées traduisent une intensité spirituelle unique dans l’art français du XVe siècle. Cette approche mystique se retrouve notamment dans des représentations exceptionnelles, comme celle de la Trinité où l’Enfant Jésus relie le Père au Saint-Esprit dans un geste d’une touchante spontanéité, reflétant une spiritualité spécifiquement française.
L’ensemble de ces éléments fait des Grandes Heures de Rohan un témoin exceptionnel de l’art du livre au XVe siècle, conjuguant tradition liturgique et innovations artistiques dans une synthèse unique.
L'art du Maître de Rohan : un style mystique révolutionnaire
Une signature artistique sans équivalent
Le Maître de Rohan développe un style si distinctif qu’il a servi, dès le début du XXe siècle, à définir l’identité artistique de ce peintre anonyme. Ses caractéristiques stylistiques principales sont :
- Des figures aux formes étirées
- Une expressivité intense des personnages
- Un abandon délibéré des conventions spatiales
- Une prédominance de l’émotion sur le réalisme
Son art s’inspire des créations des frères Limbourg, notamment à travers les Belles Heures qu’il a pu étudier, tout en développant une approche radicalement différente dans le traitement des sujets religieux.
Une production collective orchestrée
L’exécution du manuscrit révèle une organisation complexe du travail, témoignant d’une véritable entreprise artistique collective.
Au sommet de cette hiérarchie, le Maître de Rohan lui-même apporte sa contribution majeure avec dix miniatures en pleine page qui définissent le ton artistique de l’ensemble. Sa participation s’étend également à trois miniatures en demi-page, et son influence se ressent dans la supervision probable de nombreuses autres compositions, garantissant ainsi l’unité stylistique de l’œuvre.
À ses côtés intervient le Maître de Giac, dont l’identification reste aujourd’hui débattue par les spécialistes. Son travail se concentre sur des éléments structurants du manuscrit : le calendrier, qui rythme l’ensemble de l’ouvrage, les portraits des évangélistes, essentiels à la narration sacrée, et la scène cruciale de la Crucifixion. Sa manière, bien que distincte, s’harmonise parfaitement avec celle du maître principal.
L’atelier comprend également plusieurs artistes secondaires dont les contributions, loin d’être mineures, enrichissent considérablement l’ensemble. Un second maître particulièrement talentueux se charge de la majorité des miniatures en demi-page, tandis qu’un troisième artiste se spécialise dans les portraits de saints.
Les petites miniatures marginales, qui constituent l’une des particularités remarquables du manuscrit, sont l’œuvre de plusieurs mains, témoignant d’une organisation du travail minutieusement orchestrée. Cette répartition des tâches, caractéristique des grands chantiers d’enluminure du XVe siècle, permet d’atteindre un niveau d’excellence remarquable tout en respectant probablement des délais de réalisation contraints.
Une spiritualité mise en images
Les thèmes majeurs du manuscrit révèlent une approche spirituelle particulière, où s’entremêlent plusieurs dimensions fondamentales de la spiritualité médiévale. La mort et son mystère occupent une place centrale dans l’œuvre. Le traitement de ce thème atteint son apogée dans la représentation saisissante du « Tote vor seinem Richter » (Le mort devant son juge), où l’artiste parvient à traduire visuellement l’angoisse face au jugement divin avec une intensité rare dans l’art médiéval.
L’intensité mystique constitue un autre aspect marquant du manuscrit. Le mysticisme s’y manifeste à travers des compositions d’une audace remarquable, où l‘utilisation expressive de la couleur sert à traduire les états spirituels les plus élevés. Les figures, souvent représentées en état de contemplation ou d’extase, témoignent d’une profonde compréhension des expériences mystiques. Cette dimension se renforce par une approche non conventionnelle des scènes sacrées, qui rompt délibérément avec les canons traditionnels de l’iconographie religieuse.
Dans la représentation des émotions sacrées, l’artiste atteint des sommets d’expressivité. La « Beweinung Christi » (Déploration du Christ) en offre peut-être l’exemple le plus accompli : les poses dramatiques et les expressions saisissantes des personnages traduisent la douleur spirituelle avec une intensité qui transcende les conventions de l’époque. Cette capacité à représenter les émotions les plus profondes fait du Maître de Rohan un précurseur dans l’art de traduire visuellement l’expérience religieuse.
La narration visuelle développée dans le manuscrit témoigne également d’une approche novatrice. L’artiste élabore un langage pictural sophistiqué où la mise en page originale dialogue constamment avec le texte. L’espace pictural, utilisé de manière révolutionnaire, permet une interaction dynamique entre différents niveaux de lecture. Cette technique narrative complexe enrichit considérablement l’expérience du lecteur, créant une véritable méditation visuelle qui accompagne la prière.
L'histoire mouvementée d'un chef-d'œuvre
De l'Anjou aux Rohan : un transfert énigmatique
Le passage du manuscrit à la famille de Rohan reste enveloppé de mystère. Deux explications principales s’affrontent dans les études historiques. La première suggère une transmission classique par héritage ou alliance matrimoniale, pratique courante dans les grandes familles nobles. La seconde, plus controversée, évoque l’hypothèse d’une rançon : le manuscrit aurait servi de monnaie d’échange pour la libération d’un membre de la famille d’Anjou, une pratique attestée pour d’autres œuvres précieuses de cette époque.
La question des armoiries
L’étude héraldique du manuscrit révèle une histoire complexe. Les armoiries, parfois grattées ou modifiées, témoignent des changements successifs de propriétaires. Cette superposition d’indices héraldiques, loin de simplifier l’énigme, ajoute à la complexité de l’histoire du manuscrit, tout en attestant de son prestige constant auprès des plus grandes familles.
Un parcours à travers les siècles
Au cours des XVIe et XVIIe siècles, le manuscrit reste principalement dans le patrimoine de la famille de Rohan, avec un passage attesté dans les collections jésuites. Cette période voit l’ouvrage mentionné dans différents inventaires religieux, témoignant de sa valeur tant spirituelle qu’artistique.
Le XVIIIe siècle marque un tournant décisif avec son intégration dans la prestigieuse collection du duc de La Vallière, avant son acquisition par la Bibliothèque royale en 1784, où il fait l’objet d’une description détaillée dans les inventaires.
La conservation actuelle
Aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France, le manuscrit bénéficie d’une attention particulière. Les conditions de conservation optimales et la surveillance constante dont il fait l’objet témoignent de sa valeur exceptionnelle dans le patrimoine médiéval français. Sa présentation au public, limitée à des expositions majeures, s’accompagne de précautions drastiques pour préserver ce témoignage unique de l’enluminure gothique.
Cette histoire mouvementée, jalonnée de zones d’ombre et de rebondissements, illustre le destin remarquable d’une œuvre qui n’a cessé de fasciner ses différents propriétaires, du Moyen Âge à nos jours. La persistance de certains mystères concernant sa transmission ne fait qu’ajouter à l’aura de ce chef-d’œuvre de l’enluminure médiévale.
L'héritage des Grandes Heures de Rohan
Une influence artistique durable
L’impact des Grandes Heures de Rohan sur l’art de leur temps fut considérable, particulièrement dans le domaine de l’enluminure. L’expressivité unique du Maître de Rohan a inspiré plusieurs artistes contemporains, notamment dans la région de la Loire, où son influence se manifeste dans le traitement des figures et l’intensité émotionnelle des scènes religieuses. Dans l’art gothique tardif, son approche novatrice de la spatialité et sa manière de transcender les conventions ont ouvert la voie à des expérimentations artistiques audacieuses.
Plus surprenant encore est l’écho que trouve cette œuvre dans l’art moderne. Des artistes du XXe siècle, particulièrement les expressionnistes, ont redécouvert la puissance émotionnelle du style du Maître de Rohan. Son traitement des figures allongées, sa palette chromatique intense et sa capacité à traduire visuellement les états spirituels résonnent étrangement avec certaines recherches de la modernité.
Un champ de recherche en constante évolution
Les grandes études du XXe siècle ont profondément renouvelé notre compréhension du manuscrit. Les travaux pionniers de Millard Meiss dans les années 1940 ont établi les bases de l’analyse stylistique, suivis par les recherches approfondies de François Avril qui ont permis de mieux cerner le contexte de production et l’organisation de l’atelier. Les études codicologiques récentes ont révélé de nouveaux aspects de la fabrication du manuscrit, notamment concernant la collaboration entre les différents artistes.
Pourtant, de nombreuses questions demeurent sans réponse. L’identité précise du Maître de Rohan continue d’alimenter les débats, tout comme les circonstances exactes de la commande initiale et les modalités de transmission du manuscrit. Les recherches actuelles s’orientent vers une analyse plus globale, intégrant l’étude des pigments et des techniques picturales grâce aux nouvelles technologies d’imagerie.
La diffusion d'un chef-d'œuvre
L’entrée des Grandes Heures de Rohan dans l’ère numérique marque une nouvelle étape dans leur histoire. La numérisation intégrale du manuscrit, réalisée selon les normes les plus exigeantes, permet désormais aux chercheurs du monde entier d’étudier chaque détail de l’œuvre.
La présentation des Grandes Heures lors d’expositions temporaires permet au public de découvrir la splendeur de l’original, tout en respectant les impératifs de conservation. Ces manifestations s’accompagnent systématiquement d’un important travail de médiation, permettant de rendre accessible la complexité de cette œuvre magistrale.
Les Grandes Heures de Rohan témoignent d’une période fascinante de l’histoire de l’enluminure française. De leur création dans les années 1430-1435, probablement pour la maison d’Anjou, jusqu’à leur acquisition par la Bibliothèque royale en 1784, elles ont traversé les siècles en passant par les mains des Rohan, puis de la maison professe des Jésuites de Paris, et enfin du duc de La Vallière.
Aujourd’hui, ce manuscrit de 239 folios continue d’intriguer les chercheurs par son style si particulier, attribué principalement au mystérieux Maître de Rohan. Ses onze miniatures en pleine page, ses cinquante-quatre miniatures en demi-page et ses 227 petites miniatures marginales formant une Bible moralisée unique en son genre constituent un témoignage exceptionnel de l’art gothique tardif. Sa consultation, désormais possible en version numérisée à la Bibliothèque nationale de France, nous permet d’accéder à l’une des expressions les plus originales et mystiques de l’enluminure médiévale.
C’est pour toutes ces raisons, que le calendrier de ces Grandes Heures sera le fil rouge des Lettres d’Heures 2025. Chaque mois, nous aurons plaisir à les découvrir.
Pour en savoir plus :
- Ingo F. Walther et Norbert Wolf, Codices illustres : les plus beaux manuscrits enluminés du monde : 400 à 1600, Cologne, Taschen, , 504 p. (ISBN 978-3-8365-7260-6), p. 307
- Taburet-Delahaye 2004, p. 366
- Reynaud et Avril 1993-1998, notice 4
- Taburet-Delahaye 2004, p. 371
- Paul Durrieu, « Le maître des “Grandes Heures de Rohan” et le Lescuier d’Angers », Revue de l’art ancien et moderne, numéro 32, 1912, p.81-98 et 161-183
- Inès Villela-Petit, « Les Heures de Jeanne du Peschin, dame de Giac. Aux origines du Maître de Rohan », Art de l’enluminure, n° 34, sept.-novembre 2010, p.22-23
- (en) Stella Panayotova, « The Rohan Masters: Collaboration and Experimentation in the Hours of Isabella Stuart », dans Colum Hourihane, Manuscripta Illuminata: Approaches to Understanding Medieval and Renaissance Manuscripts, Princeton, Princeton University Press and Penn State University Press, (ISBN 978-0-9837537-3-5, lire en ligne [archive]), p. 18, note 25

