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Dans l’ombre des Scriptoria : les femmes et la production des manuscrits médiévaux

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Dans l’imaginaire collectif, la production des manuscrits médiévaux reste indissociable de la silhouette du moine copiste, penché sur son pupitre dans la pénombre d’un scriptorium. Cette vision partielle de l’histoire vient d’être profondément remise en question par une toute nouvelle étude publiée en mars 2025 dans Humanities and Social Sciences Communications, qui révèle l’importance insoupçonnée du rôle des femmes dans la transmission écrite du savoir médiéval.

Des traces enfin retrouvées

Les chercheurs de l’université de Bergen se sont plongés dans l’étude minutieuse de 23 774 colophons, ces signatures précieuses que les copistes laissaient à la fin des manuscrits. Au-delà des 254 femmes identifiées, c’est tout un vocabulaire spécifique qui émerge : « scriptrix » pour l’écrivaine, « soror » pour la sœur copiste, « ancilla dei » pour la servante de Dieu.

Des témoignages émouvants

Ces signatures racontent bien plus qu’une simple attribution. Une religieuse anonyme écrit avec humilité : « Que la copiste reçoive sa récompense au ciel ». Plus loin, Birgitta, fille de Sigfus, nous livre un témoignage plus personnel : « Moi, Birgitta, religieuse au monastère de Munkeliv près de Bergen, j’ai écrit ce psautier avec ses lettrines, bien que moins bien que je ne l’aurais dû. Priez pour cette pécheresse. »

Colophon écrit par une scribe au XVe siècle. © Ommundsen, Å. et al., 2025
Siyrce Humanities and Social Sciences Communications (2025)

L'ampleur insoupçonnée d'un phénomène

Des chiffres révélateurs

L’analyse statistique est édifiante : au moins 110 000 manuscrits auraient été copiés par des femmes. Dans les collections actuelles, environ 8 000 manuscrits sur 750 000 porteraient la marque d’une main féminine. Ces chiffres sont d’autant plus remarquables que de nombreuses copistes restaient anonymes, signant simplement « humble servante du Christ » ou « pécheresse indigne ».

Une contribution croissante au fil des siècles

Le tournant du XVe siècle marque une explosion de l’activité des copistes femmes, particulièrement dans les textes en langues vernaculaires.

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Les registres monastiques montrent des ateliers employant jusqu’à douze copistes simultanément, comme à l’abbaye de Nordhausen où « septem sorores scriptricae » (sept sœurs copistes) sont mentionnées en 1423.

Les scriptoria féminins : des espaces de savoir et de création

Des ateliers hautement organisés

Le scriptorium type suivait une hiérarchie précise :

  • La « magistra scriptorum » dirigeait l’atelier
  • Les « pergamenariae » préparaient les supports
  • Les « rubricatrices » réalisaient les titres et lettrines rouges
  • Les « illuminatrices » se chargeaient des enluminures
  • Les « ligatrices » s’occupaient de la reliure

Un artisanat d'excellence

Les outils et techniques utilisés témoignent d’un véritable professionnalisme :

  • Plumes d’oie taillées selon différentes largeurs (« pennae grossae » et « pennae subtiles »)
  • Encres fabriquées sur place (« atramentum » pour le noir, « minium » pour le rouge)
  • Parchemin spécialement préparé (« carta virginea » pour les textes prestigieux)
Calame, encre, calligraphie et enluminure
© Olivier Morel

Une contribution majeure à la culture médiévale

Le développement des langues vernaculaires

Les scriptoria féminins excellent particulièrement dans la copie de textes en langue locale. À l’abbaye de Vadstena, les sœurs produisent des manuscrits en suédois ancien, adaptant les textes latins pour un public laïc. Leurs annotations marginales (« nota bene », « attende lector ») révèlent un véritable travail éditorial.

Des réseaux d'influence

Les échanges entre monastères créent de véritables réseaux de diffusion. Un manuscrit de 1384 mentionne : « Istum librum prestavit soror Maria conventui Sancti Jacobi » (Sœur Marie a prêté ce livre au couvent Saint-Jacques), illustrant ces circulations.

L'évolution des pratiques à travers les siècles

Le développement des langues vernaculaires

Entre le XIe et le XVe siècle, l’évolution des signatures témoigne d’une reconnaissance croissante du travail des copistes féminines.

Au XIe siècle, l’humilité imposée se traduit par des formules comme « Peccatrix femina scripsit » – une femme pécheresse a écrit. Deux siècles plus tard, Héloïse signe fièrement « Heloise monialis me fecit », affirmant son statut de moniale. Au XVe siècle, Katherine de Mühlheim n’hésite plus à associer son nom complet à ses fonctions : « Katherina von Mühlheim, priorissa et scriptrix huius libri ».

Cette émancipation s’accompagne d’une maîtrise technique croissante. Les ateliers féminins adoptent rapidement les innovations de leur temps.

Le passage au nouveau parchemin plus fin, la « nova pergamena subtilior », permet des ouvrages plus légers et maniables.

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L’adoption de la « littera rotunda », plus rapide à tracer que la caroline, témoigne de leur souci d’efficacité.

L’utilisation d‘encre métallique, « atramentum metallicum« , garantit une meilleure conservation des textes.

Screenshot

Des réseaux d'influence

Les échanges entre monastères créent de véritables réseaux de diffusion. Un manuscrit de 1384 mentionne : « Istum librum prestavit soror Maria conventui Sancti Jacobi » (Sœur Marie a prêté ce livre au couvent Saint-Jacques), illustrant ces circulations.

Des spécialités régionales marquées

Les traditions germaniques et françaises se distinguent nettement dans la production des manuscrits féminins.

Dans l’espace germanique, les scriptoria excellent particulièrement dans la réalisation des « Gebetbücher« , ces livres de prières destinés à la dévotion privée. Leur style, que les historiens nomment « Nonnenarbeit » (travail de nonne), se caractérise par des initiales bicolores rouge et bleu d’une finesse remarquable. La signature « von Schwesterhand geschrieben » (écrit de main de sœur) devient une véritable marque de qualité recherchée par les commanditaires.

Les ateliers français développent quant à eux une esthétique distinctive. La « lettre bâtarde », particulièrement raffinée, devient leur spécialité. Les bordures dites « à l’épine », avec leurs entrelacs végétaux délicats, créent un style immédiatement reconnaissable. Les colophons français mentionnent souvent le nom de la sœur enlumineuse, témoignant d’une reconnaissance artistique établie.

Un héritage artistique uniques

Au-delà des différences régionales, les copistes féminines développent un langage artistique propre. Les « litterae florissae« , ces lettres ornées de motifs floraux, révèlent une sensibilité particulière. Leurs décorations marginales, les « marginalia feminea« , racontent souvent des histoires parallèles au texte principal. Les explicit, ces fins de manuscrits ornées de figures (« explicit cum figuris »), deviennent de véritables chefs-d’œuvre où s’exprime leur créativité.

Les annotations personnelles qu’elles laissent témoignent d’une approche sensible du texte. « Pro solacium sororum » (pour le réconfort des sœurs), écrivent-elles, ou encore « Ad laudem Christi et consolationem legentium » (à la louange du Christ et pour la consolation des lecteurs). Ces mentions révèlent une conscience aiguë de leur rôle de médiatrices culturelles.

L'impact décisif sur la transmission du savoir

Le rôle des scriptoria féminins dans la préservation et la transmission des textes s’avère fondamental. Les religieuses ne se contentent pas de copier : elles traduisent, adaptent et commentent. À l’abbaye de Schönau, une note marginale révèle ce travail intellectuel : « Hic textus obscurus est, sed sic intelligi potest » (Ce texte est obscur, mais on peut le comprendre ainsi). Ces annotations érudites témoignent d’une véritable maîtrise des textes copiés.

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Certains manuscrits nous sont parvenus uniquement grâce à leur travail minutieux. Le « Codex Gisle » de Marienbrunn, copié par la prieure Gisela en 1300, représente l’unique exemplaire conservé d’une collection de sermons en moyen-haut allemand. La mention « Unicum exemplar » (exemplaire unique) que l’on trouve parfois dans leurs inventaires prend alors tout son sens.

Illustration dans une homélie du XIIe siècle. On y voit un autoportrait de la scribe et enlumineuse Guda.
© Ommundsen, Å. et al., 2025

Un héritage qui résonne jusqu'à aujourd'hui

La découverte de ce réseau de femmes lettrées bouscule notre compréhension de la culture médiévale. Leur travail dépasse la simple reproduction mécanique : elles ont activement participé à la construction du savoir médiéval. Les gloses qu’elles ajoutent, les « glossae sororum« , enrichissent les textes d’explications précieuses qui nous aident encore aujourd’hui à comprendre la pensée médiévale.

Dans les bibliothèques modernes, les manuscrits portant la mention « Ex antiquo codice transcriptum » (transcrit d’un ancien codex) rappellent leur rôle crucial dans la chaîne de transmission des textes. Le « servatum per manus sororum » (préservé par les mains des sœurs) n’est pas qu’une formule : c’est le témoignage d’un maillon essentiel dans l’histoire de notre patrimoine culturel.

Dans le jeu Scriptoria, nous avions déjà abordé le sujet de ces scriptoria féminins, preuve que notre vision de la condition des femmes au moyen-âge mérite un sacré dépoussiérage de nos idées reçues.

➡️ Découvrez l’étude complète « Les femmes copistes au Moyen Âge : une révolution silencieuse » par l’université de Bergen

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