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Jean Colombe : l’enlumineur qui acheva les Très Riches Heures du duc de Berry

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Près de soixante-dix ans après leur création, les Très Riches Heures du duc de Berry attendaient toujours d’être achevées. C’est à Jean Colombe, maître enlumineur berruyer, que revint cet honneur en 1485. Héritier de la prestigieuse École de Bourges, il dirigea pendant plus de trente ans l’un des ateliers les plus productifs de son temps, perpétuant et renouvelant l’art de l’enluminure dans la capitale du Berry. Des Heures de Louis de Laval aux Douze Périls d’Enfer, découvrez le parcours de celui qui mit la touche finale au plus célèbre manuscrit du Moyen Âge.

Au cœur du XVe siècle, Bourges vibre au rythme des ateliers d’artistes. La ville, encore marquée par le mécénat fastueux du Duc Jean de Berry, abrite une communauté florissante d’enlumineurs, de peintres et de sculpteurs. C’est dans ce creuset artistique que naît Jean Colombe, vers 1430, au sein d’une famille déjà bien établie dans le milieu artistique berruyer.

Une famille d'artistes aux multiples talents

Les Colombe ne sont pas des inconnus à Bourges. Le père de Jean exerce déjà comme enlumineur, tandis que son frère Michel s’illustrera comme « ymagier » (sculpteur) de renom. Les registres de la ville nous apprennent que la famille possède une maison rue Porte-Jaune, artère qui deviendra le cœur battant de la production artistique locale. Cette rue, qui serpente encore aujourd’hui dans le centre historique de Bourges, abritait alors pas moins de six ateliers d’enlumineurs.

« Les comptes municipaux de 1462 mentionnent déjà Jean Colombe comme propriétaire d’une maison dans la paroisse Saint-Pierre-le-Puellier« , nous apprend l’historien Paul Chenu. 

Cette implantation géographique n’est pas anodine : le quartier concentre les artisans du livre, des parcheminiers aux relieurs, en passant par les scribes et les enlumineurs.

L'apprentissage d'un métier d'excellence

Les premières années de formation de Jean Colombe restent mystérieuses, mais les pratiques de l’époque nous permettent d’en reconstituer les grandes lignes. Comme tout apprenti enlumineur, le jeune Jean a dû commencer par broyer les pigments et préparer les couleurs. Ces gestes techniques, transmis de génération en génération, constituent le socle du métier.

Un document des archives départementales du Cher nous éclaire sur cette période : 

« En l’an 1450, Jean Colombe reçoit sa première commande indépendante pour une lettre ornée destinée à un graduel de la Sainte-Chapelle de Bourges. » 

Cette mention précoce témoigne d’un talent qui s’affirme dès l’adolescence.

Cette formation solide va permettre à Jean Colombe de s’imposer rapidement comme l’un des enlumineurs les plus prometteurs de son temps.

L'ascension d'un maître enlumineur (1450-1470)

Les années 1450 marquent le véritable début de la carrière de Jean Colombe. Sa réputation grandit rapidement dans une ville où les ateliers d’enluminure se multiplient. Les archives nous révèlent qu’il s’installe définitivement au numéro 16 de la rue Porte-Jaune à Bourges, une adresse qui deviendra le centre d’une intense production artistique pendant plus de trente ans.

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Carte du centre ville de Bourges indiquant l'emplacement du quartier des enlumineurs de l'école de Bourges
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Les fondements d'un style unique

Les premières œuvres identifiées de Jean Colombe révèlent déjà les caractéristiques qui feront sa renommée. Le Bréviaire de Pierre Milet, daté de 1464, montre une maîtrise particulière des fonds paysagés et des scènes narratives. 

« L’artiste développe une technique reconnaissable entre toutes : ses fameux rehauts d’or qui animent les drapés et donnent vie aux visages », note l’historienne de l’art Nicole Reynaud.

Durant cette période formatrice, Colombe forge son style en puisant à diverses sources. L’école d’Angers lui inspire un traitement particulier des figures, tout en souplesse et en expressivité. Auprès du Maître de Jouvenel, il affine sa maîtrise des compositions, apprenant à organiser l’espace avec une remarquable clarté. Les innovations du Maître de Charles de France influencent profondément sa conception des encadrements, qu’il enrichit de motifs végétaux d’une grande finesse. De cette synthèse naît une « manière Colombe » immédiatement reconnaissable, où la tradition de l’enluminure s’enrichit d’une sensibilité nouvelle.

Les premières commandes prestigieuses

En 1465, Jean Colombe reçoit sa première commande d’importance : un livre d’heures pour la famille Lallemant, riches marchands de Bourges. L’œuvre, aujourd’hui conservée à la Bibliothèque nationale de France, témoigne d’une maîtrise croissante. Les miniatures montrent déjà cette « manière Colombe » qui fera école : des compositions aérées, des couleurs vives et ces célèbres effets dorés qui deviendront sa signature.

L'atelier Colombe : une entreprise familiale florissante

Au tournant des années 1470, l’atelier de Jean Colombe est en pleine expansion. Les registres fiscaux de Bourges nous apprennent qu’il emploie pas moins de huit enlumineurs et trois apprentis. Cette organisation quasi industrielle pour l’époque lui permet de répondre à des commandes toujours plus nombreuses.

L'excellence d'un atelier royal

L’atelier de la rue Porte-Jaune fonctionne comme une véritable entreprise artistique, où chaque artisan trouve sa place dans une chaîne de production minutieusement orchestrée.

  • Les apprentis initiés aux secrets de la préparation des couleurs, posent les premiers fonds
  • Les compagnons excellent dans l’art délicat des bordures et des lettrines.
  • Les enlumineurs confirmés donnent vie aux scènes secondaires
  • Jean Colombe réserve son talent aux miniatures principales et aux portraits, apportant cette touche finale qui fait la renommée de l’atelier.

« La division du travail permet une production importante sans sacrifier la qualité », souligne l’historien François Avril

Les archives mentionnent parmi ses collaborateurs : « Jehan Guyn, Jehan Croff, Laurent Croff, Laurent Bouéron« , tous établis dans le même quartier.

Des œuvres pour tous les arts

L’atelier de Jean Colombe ne se limite pas à la production de livres d’heures, bien que ces ouvrages de dévotion privée constituent une part importante de son activité. Sa production reflète toute la diversité de la société médiévale et la capacité de l’artiste à adapter son art aux besoins de chaque commanditaire.

Pour le clergé, il réalise des bréviaires d’une spiritualité lumineuse, où la précision liturgique s’allie à la beauté des enluminures. Les nobles se disputent ses chroniques aux compositions majestueuses, véritables miroirs de leur puissance. Les riches bourgeois, nouveaux mécènes de leur temps, commandent des romans enluminés où s’épanouit son art narratif. Même la ville de Bourges fait appel à son talent, comme en témoignent les registres municipaux : « Pour avoir enluminé le registre des délibérations de l’an 1472, à Jean Colombe, la somme de trois livres tournois. »

Cette polyvalence remarquable, qui lui permet de passer avec aisance des textes sacrés aux documents administratifs, témoigne de l’extraordinaire adaptabilité de l’artiste et de la réputation de son atelier.

Le Mortifiement de la vaine Plaisance - Coeur Purifié
Le Mortifiement de la vaine Plaisance - Coeur Purifié

Au service de la couronne : l'apogée d'une carrière (1470-1485)

Le véritable tournant dans la carrière de Jean Colombe survient avec l’arrivée de la cour à Bourges. La reine Charlotte de Savoie, épouse de Louis XI, s’installe dans la capitale berryère en 1470. Cette présence royale va propulser notre enlumineur vers les plus hautes sphères du royaume.

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Sous la protection de Charlotte de Savoie

C’est dans les comptes royaux de 1474 qu’apparaît la première trace de cette relation privilégiée :

« À Jean Colombe, enlumineur demeurant à Bourges, pour avoir historié et enluminé un livre en parchemin intitulé Les Douze Périls d’Enfer, la somme de vingt écus d’or. »

Cette commande marque le début d’une collaboration fructueuse avec la reine, connue pour son amour des beaux livres et son mécénat éclairé.

Dans ce manuscrit des Douze Périls d’Enfer, Jean Colombe révèle toute l’étendue de son talent. Les scènes infernales, d’une intensité dramatique saisissante, témoignent d’une maîtrise technique accomplie. Sa palette chromatique s’enrichit de nuances nouvelles, tandis que ses compositions gagnent en complexité. Les effets d’or, sa signature artistique, atteignent une sophistication inégalée, créant des jeux de lumière qui donnent vie aux scènes les plus tourmentées.

Douze Perilz de l'Enfer Folio 201
Douze Perilz de l'Enfer Folio 201
Douze Perilz de l'Enfer Folio 35
Douze Perilz de l'Enfer Folio 35

Une reconnaissance nationale

La protection royale ouvre à Jean Colombe les portes des plus prestigieuses bibliothèques du royaume. Le cardinal Jean de Bilhères lui commande un somptueux Livre des Merveilles, où l’artiste déploie son imagination dans des scènes exotiques inspirées des récits de Marco Polo. Pour le duc de Bourbon, il illumine une Vie de Sainte Catherine où le raffinement des détails le dispute à la richesse des coloris.

Mais c’est peut-être dans les Heures de Louis de Laval que son talent atteint son apogée. Le manuscrit, d’une richesse exceptionnelle, compte plus de 1200 miniatures. Jean Colombe y démontre sa capacité à diriger un atelier important tout en maintenant une qualité artistique remarquable. Chaque page révèle cette « manière Colombe » désormais reconnaissable entre toutes : des compositions aérées, des couleurs intenses et ces fameux effets dorés qui font sa renommée.

Heures de Louis de Laval, F16, BNF
Heures de Louis de Laval, F16, BNF
Heures de Louis de Laval, F34, BNF
Heures de Louis de Laval, F34, BNF

L'achèvement des Très Riches Heures (1485)

C’est le duc Charles Ier de Savoie, héritier du précieux manuscrit, qui confie à Jean Colombe l’achèvement des Très Riches Heures du Duc de Berry. Une mission prestigieuse qui témoigne de la renommée de l’artiste berruyer, recommandé par la reine Charlotte de Savoie elle-même. Le manuscrit, resté inachevé depuis la mort des frères de Limbourg en 1416, attendait depuis près de soixante-dix ans qu’une main suffisamment habile puisse terminer ses enluminures. Les liens privilégiés entre Colombe et la maison de Savoie, ainsi que sa maîtrise reconnue de l’art de l’enluminure, en font le candidat idéal pour cette tâche délicate.

Très Riches Heures du Duc de Berry - Chantilly
Très Riches Heures du Duc de Berry - Chantilly

Face au chef-d'œuvre

Dans cette tâche délicate, Jean Colombe fait preuve d’une remarquable sensibilité artistique. Sans chercher à imiter servilement le style des frères de Limbourg, il parvient à dialoguer avec leur œuvre tout en conservant sa personnalité. Les ciels tourmentés qu’il ajoute aux scènes du calendrier portent l’empreinte de sa Savoie natale, tandis que ses paysages montagneux apportent une profondeur nouvelle aux compositions.

Son intervention se concentre particulièrement sur l’achèvement du Cycle des Mois, où certaines scènes n’étaient qu’esquissées. Dans les Offices liturgiques et les Suffrages des Saints, il déploie tout son talent pour harmoniser ses contributions avec l’existant.

« Jean Colombe ne se contente pas de compléter l’œuvre », note l’historien Raymond Cazelles, « il lui insuffle une vie nouvelle, plus dramatique, plus moderne, tout en respectant l’esprit des Limbourg. »

Une œuvre transformée

Le travail de Jean Colombe sur les Très Riches Heures s’étend sur près de deux années. Dans les scènes qu’il complète, notamment les mois de novembre et décembre du célèbre calendrier, il introduit des éléments caractéristiques de son style. Les paysages savoyards qu’il connaît bien remplacent les horizons de l’Île-de-France chers aux Limbourg. « Ces montagnes aux sommets enneigés, ces vallées profondes témoignent d’une sensibilité nouvelle au paysage », observe l’historienne Patricia Stirnemann.

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L’artiste berruyer apporte également sa touche personnelle dans le traitement des scènes religieuses. Les Suffrages des Saints qu’il peint montrent une théâtralité accrue, servie par sa maîtrise des effets de lumière. Le manuscrit, enrichi par cette double sensibilité artistique, devient ainsi un témoignage unique de l’évolution de l’enluminure au XVe siècle.

Les années de maturité (1485-1493)

Après l’achèvement des Très Riches Heures, la réputation de Jean Colombe atteint son apogée. Le succès de cette entreprise exceptionnelle lui attire les faveurs des plus grands mécènes du royaume. Son atelier berruyer, plus actif que jamais, devient un centre majeur de production de manuscrits enluminés.

Une production prestigieuse

En ces dernières années du XVe siècle, Jean Colombe multiplie les œuvres remarquables. Pour le cardinal Georges d’Amboise, il réalise un Apocalypse où son style atteint une intensité nouvelle. Les visions de saint Jean y sont rendues avec une force dramatique saisissante, servie par cette maîtrise technique qui a fait sa renommée.

Le Missel de la Sainte-Chapelle de Bourges, commandé en 1487, témoigne de son attachement à sa ville d’adoption. Dans ce manuscrit monumental, Colombe déploie tout son talent dans des compositions d’une richesse exceptionnelle. Les scènes liturgiques s’y parent d’une théâtralité nouvelle, tandis que les marges s’animent d’une flore luxuriante rehaussée de ses fameux effets d’or.

La transmission d'un savoir-faire

Dans son atelier de la rue Porte-Jaune, Jean Colombe forme la nouvelle génération d’enlumineurs. Son fils Philibert prend une place croissante dans la production, assurant la continuité du style paternel. Les archives municipales mentionnent également la présence de nombreux apprentis, venus se former auprès du maître berruyer.

Cette période voit naître certaines des plus belles réalisations de l’atelier. Le Livre d’Heures commandé par Louis de Laval en 1489 illustre parfaitement la maturité artistique atteinte par Colombe et ses collaborateurs. 

« L’atelier fonctionne alors comme une véritable entreprise artistique », note l’historien François Avril, « capable de répondre aux commandes les plus exigeantes tout en maintenant une qualité exceptionnelle. »
Très Riches Heures du Duc de Berry - Chantilly
Très Riches Heures du Duc de Berry - Chantilly

Un héritage entre deux époques

À la mort de Jean Colombe en 1493, l’art de l’enluminure se trouve à un tournant de son histoire. L’imprimerie commence à transformer le monde du livre, mais les plus riches commanditaires restent attachés aux manuscrits enluminés. L’atelier Colombe, repris par son fils Philibert, poursuit son activité dans ce contexte changeant.

L'école Colombe

Le style développé par Jean Colombe survit bien au-delà de sa disparition. De Tours à Lyon, en passant par Paris, les enlumineurs s’inspirent de ses innovations techniques. Ses fameux rehauts d’or, sa manière de traiter les ciels et les paysages, sa théâtralité dans les scènes religieuses font école.

 « On reconnaît l’influence de Colombe jusque dans les premiers livres imprimés enluminés », observe l’historienne Nicole Reynaud, « notamment dans le traitement des bordures et des lettrines. »

Entre Moyen Âge et Renaissance

L’œuvre de Jean Colombe occupe une place unique dans l’histoire de l’art médiéval. Héritier de la grande tradition de l’École de Bourges, il a su la faire évoluer vers une sensibilité nouvelle. Ses manuscrits témoignent de cette période charnière où l’art gothique s’ouvre aux innovations de la Renaissance. Le traitement des volumes, l’attention portée aux expressions des visages, la recherche d’effets dramatiques dans les compositions annoncent déjà les évolutions à venir.

Cette synthèse entre tradition et modernité trouve son expression la plus accomplie dans l’achèvement des Très Riches Heures. En complétant l’œuvre des frères de Limbourg tout en y apportant sa touche personnelle, Jean Colombe crée un dialogue unique entre deux époques de l’histoire de l’art.

Jean Colombe incarne le dernier grand chapitre de l’enluminure française. Son parcours, de l’atelier familial de la rue Porte-Jaune jusqu’à l’achèvement des Très Riches Heures, témoigne d’une période où cet art atteint des sommets de raffinement. Plus qu’un simple épilogue de l’enluminure médiévale, son œuvre constitue un pont entre deux époques. Sa capacité à conjuguer la tradition de l’École de Bourges avec des innovations techniques audacieuses en fait le témoin privilégié d’une période charnière, à l’aube de la Renaissance.

Pour aller plus loin :

  • L’Art de l’enluminure en Berry, François Avril, 1995
  • Jean Colombe et son atelier, Nicole Reynaud, 1989
  • Les Très Riches Heures du duc de Berry et leurs peintres, Patricia Stirnemann, 2004
  • L’École de Bourges : histoire d’un foyer artistique médiéval, Raymond Cazelles, 1985
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